La démocratie telle qu’elle est pratiquée en Afrique est au cœur de nombreux paradoxes. Longtemps considérée comme extérieure au continent, elle représente, pour certains, le symbole d’un impérialisme occidental dont l’objectif est d’y contrôler les processus politiques. L’émergence des concepts de « démocratie imposée », de « greffe démocratique » traduit, à la fois, la défiance et le sentiment d’oppression face à un phénomène dont l’universalité semble convaincre peu de régimes politiques africains. C’est ce qui explique la multiplication des thèses sur le caractère incongru des réformes démocratiques dans un environnement travaillé par une « coutume africaine » autoritaire (J.F. Bayart : 2009, 29). L’Afrique serait alors prisonnière de ses traditions et incapable, pour ainsi dire, de s’arrimer à la « modernité démocratique ». Pour certains auteurs, il apparait évident que la recherche de stabilité oblige les pays en développement à sursoir au projet de démocratisation (S. Huntington : 1968). Ils semblent ainsi envisager la démocratie comme un « luxe » à la portée des seuls pays développés. D’autres considèrent, par contre, l’absence de bases structurelles d’une démocratie stable (R. Alence : 2009 ; 5) ou l’existence d’une variété de « modèles démocratiques » (P. Quantin : 2009 ; 66) comme autant de raisons de reconsidérer le regard porté sur le processus de démocratisation en Afrique.
Pourtant, la tendance sur le continent est à la revendication du caractère démocratique de la gestion des affaires publiques. Peu de régimes politiques africains assument, en effet, les relents d’un passé autoritaire pourtant souvent bien présent. Le discours dominant est ponctué de références à l’irréversibilité et la bonne santé de la démocratie telle qu’elle est pratiquée ici. Babacar Gueye voit dans la consécration d’une démocratie constitutionnelle, l’instauration du multipartisme, du pluralisme politique, économique et syndical quelques signes d’un progrès en matière de démocratie sur le continent (B. Gueye : 2009 ; 7). De même, la routinisation des élections et le renforcement d’une « démocratie procédurale » (Z. Laidi : 2001) permettent de considérer la vitalité du processus démocratique. Il devient alors possible de dire que le « printemps de la démocratie » est loin d’avoir été une aventure sans lendemain. Il est notoire que les mouvements de revendication des années 1990 ont contribué à modeler le paysage institutionnel et les pratiques politiques dans plusieurs pays. Au Cameroun, par exemple, le conseil constitutionnel est, incontestablement, « un instrument du renouveau démocratique » ; malgré quelques désillusions (E. M. Ngango : 2019). De même, la mobilisation populaire à partir de 1988 a permis de mettre un terme au parti unique au Bénin (R. Banegas : 1995) quand la Conférence nationale a favorisé la libération de la parole (M. S. Frère : 1999).
Les thèses sur les beaux visages de la démocratie en Afrique sont loin de susciter l’unanimité parmi les chercheurs africanistes. La permanence des structures mentales et matérielles héritées de l’autoritarisme, dans plusieurs pays du continent, renforce l’idée d’un enrichissement de « l’après » par « l’avant ». Plusieurs situations sociales et politiques démontrent qu’il n’a vraiment jamais été question que d’une « contre-révolution » dans la plupart des réformes consenties ; celles-ci portant en elles-mêmes les germes de leur destruction. Jean-François Bayart souligne ainsi la remarquable capacité d’adaptation de certains régimes autoritaires entre 1989 et 1992 (J. F. Bayart : 2009 ; 34). Cette adaptation est associée à un talent certain pour la simulation des comportements relevant du modèle démocratique libéral (P. Quantin : 2009 ; 74) et à un plaisir avéré pour la falsification du jeu démocratique (V. Foucher : 2009 ; 136). Il apparait que, pour plusieurs régimes politiques africains, l’engagement dans le processus de démocratisation n’était qu’un leurre. C’est ce qui explique le démantèlement de l’essentiel de la structure démocratique construite à partir de 1990 et le regain de l’autoritarisme dans les pays qui firent, pourtant, le choix délibéré d’une ouverture du jeu. Le concept de « démocratie en survie » (M. Bratton et N. van de Walle : 1997) sied à décrire la situation de régimes politiques prisonniers de leur passé autoritaire.
Au regard de ce qui précède, une lecture linéaire et univoque, du processus de démocratisation est impossible. L’analyse de la trajectoire du « printemps démocratique », en Afrique subsaharienne, n’admet que très peu l’unanimisme d’un regard normatif. Au-delà de l’explication des bouleversements de la scène politique africaine, à partir de 1990, il apparait intéressant d’identifier les lois qui éclairent les pratiques et les mutations politiques. Ainsi, les alliances et contre-alliances politiques, les stratégies de neutralisation des institutions démocratiques ou de restriction des demandes ne sont plus considérées à partir de leur signification axiologique mais comme des ressources au service des acteurs. Il devient possible d’observer « de l’intérieur » les manifestations de la dialectique d’ouverture et de fermeture des régimes politiques africains. Le numéro 7 de la Revue Dialectique des Intelligences se donne pour ambition de poser un regard panoramique sur le processus de démocratisation du continent 30 années plus tard. Cette période nous semble suffisante pour évaluer les coups et contrecoups de la démocratisation en tant que phénomène « se faisant ». Par conséquent, il ne s’agit pas de donner une opinion définitive sur la démocratie telle que pratiquée en Afrique, mais de considérer son potentiel de réversibilité ou d’irréversibilité.
Il apparait donc que le contentieux du processus de démocratisation en Afrique est loin d’être vidé. Les joies et les misères de l’ouverture du jeu politique restent des ressources pertinentes qui intéressent la science politique ; mais aussi les autres sciences sociales. L’évaluation des pratiques politiques, sur le continent, en rapport avec « l’esprit » des transitions démocratiques, est une tâche dont s’est saisie une pluralité d’acteurs ces dernières années. Si l’intérêt pratique et « opératique » d’une telle démarche n’est plus à démontrer, son incidence sur la compréhension des dynamiques de pouvoir et des tensions qui commandent les tractations et transactions politiques en renforce l’utilité. Plus clairement, la pertinence d’une analyse de la trajectoire de la démocratisation en Afrique tient à son objectif essentiellement heuristique. Il s’agit pour la Revue, tout en se situant dans la continuité des travaux antérieurs, d’apporter un regard original sur la problématique de la démocratie. Ainsi, en opposant « pluralisme politique » et « démocratie », Dialectique des Intelligences interroge les fondements normatifs et processuels de la démocratie telle qu’elle est pratiquée en Afrique. C’est ce qui explique que le numéro 7 de la revue a privilégié des contributions inédites et originales qui éclairent d’un jour nouveau la trajectoire de la démocratisation.
Le dossier de la Revue Dialectique des Intelligences «1990-2020 : 30 ans de pluralisme politique ou de démocratie en Afrique subsaharienne ?» connait divers angles d’analyse du processus de démocratisation sur le continent. Pierre Le Grand NKA s’intéresse à la situation de la liberté en matière de communication sociale. Si la loi du 19 décembre 1990 a pour objectif de libérer la parole, l’auteur souligne que nous sommes encore loin de la « démocratie médiatique » au Cameroun. Cela se manifeste par la permanence, mieux, la « reproduction » de pratiques ressortant d’un monolithisme politique certain ; autant dans les médias publics que privés. Jean-Claude EDJO’O NDONGO analyse le rôle des forces de défense dans la construction de la paix et de la stabilité politiques au Cameroun. La logique du « destin lié », au cœur de la gestion des affaires publiques, explique l’intérêt pour le maintien de l’ordre au détriment de la consolidation démocratique. La construction de la figure de « l’ennemi intérieur », en la personne de l’opposant politique, créée les conditions d’un retour vers l’autoritarisme. Cyrille Léandres NGON aborde, pour sa part, les logiques qui gouvernent le processus de transition politique en Guinée (2008) et à Madagascar (2009). L’auteur révèle que les stratégies de conservation du pouvoir menacent la stabilité des régimes politiques. Isidore Stève KOUAM se donne pour objectif de rendre compte du phénomène de « frontiérisation » interne et de dressage sociopolitique en cours au Cameroun. Le régime politique au pouvoir développe une stratégie de verrouillage de la compétition politique au village ; les territoires urbains ayant fait défection à l’appel du « renouveau ».
Fabrice Noah, PhD, Université de Maroua